De mot à moi
Florilège de poésies
1 – Passager
2 – Un soupir
3 – Sol
4 – La fin des mots
6 – De quelle lettre suis-je née ?
9 – Écoute
11 – Tête au pied
12 – Le R en déserrance
13 – De mot à moi
14 – Une langue déliée
15 – No man's langue
Passager
Les mots sont des corps subtils.
A travers nous ils passent
Mais en réalité passent-ils?
Car le temps cruel qui nous happe
N’a pas d’emprise sur leurs notes.
Leurs accords n’ont pas besoin de hampes
Et aucune portée ne les porte.
Souvent l’on pense qu’ils nous devancent
Mais sans passé et sans âge,
Les mots sont éternels,
Nous seuls sommes de passage.
Ils sont univers mais trop étroites sont nos pensées
Et pour nous ils se font syllabes, une éternité morcellée.
Un soupir
L’espoir est un soupir. S’échappera-t-il? Ce soir, peut-être
Par la fenêtre de ce corps, lorsque la nuit, dehors, s’apprête
L’espoir est un soupir, un S pris dans la tourmente de ses pensées
Epris de son propre regard, de pierre, avant de partir en fumée
L’espoir est un soupir, suspendu à nos lèvres. Se livreront-elles?
Pour le délivrer de son sort, il lui faut rejoindre les nuées qui l’appellent
L’espoir est un soupir, à la porte de sa prison, un S oppressé,
Qui, pour ne point périr, de toutes ses forces pousse le P
L’espoir est un soupir, qui dans nos poitrines s’exaspère
Qu’il meure s’il ne peut expirer et dans nos bouches se faire poussière
L’espoir est un soupir qui aspire à être buée
Pour embrasser la fraîcheur de l’immensité constellée
Sol
Solitude c’est être sol
Etre sol en silence
Etre sol c’est être seul
Mais cela n’a plus d’importance
La fin des mots
Pousser les mots à bout
Pousser les mots dehors
Aller au fond des mots
Et jusqu’à leur rebord
A mots portant n’est point de plume
Qui puisse aller plus haut qu’un mot
A plume portante, parcourir les pleines
Puisse-t-on trouver la fin des mots
Une feuille blanche
La main est redondance
Sur cette page blanche
Elle agite sa plume, imprime son mouvement
Sur une feuille qui semble immobile et pourtant
Si les yeux pouvaient voir à travers sa blancheur,
Cette ronde du monde, mais les yeux sont trompeurs
Si l’esprit pouvait un instant s’y arrêter
Ils resteraient sans mots, ne pourrait plus penser
Comme un système solaire à portée de la main
Qui prendrait de vertige les mots de l’écrivain
Une danse d’atomes à la pointe des doigts
Ecrire, suivre des lignes semble bien maladroit
Et s’ils pouvaient parler d’ailleurs que diraient-ils?
Tous ces mots plaqués de façon rectiligne
Pourquoi donc devraient-ils se tenir droits et sages?
Entre mouvements de l’âme, d’une main, d’une page
Et que donc reste-il du mouvement de la voix?
Quand l’écriture s’en mêle, se répand, se déploie
Vibration de consonnes, envolée de voyelles
Des sons noyés dans l’encre, figés là, solennels
Une douce folie assombrit le papier
Ecrire sur une page déjà animée
Car la feuille blanche, au fond, dit déjà tout
Bien plus que tous ces mots dessinés bout à bout
Mais les mots sont des lettres entourées de silence
Sans espace, ces lettres n’auraient plus aucun sens.
Une chaine de sons, elles sont sonorité
Leurs lignes et leurs courbes rappellent la marée
Nous rappellent à nous-même, elles résistent, nous rapprochent
Du mouvement perpétuel que les mots effilochent
Dans leur vaine tentative, une tendre impuissance
Colorer une feuille aux couleurs de nos existences
Est-ce bien moi qui écris toutes ces rimes
Ou est-ce la feuille blanche qui à travers moi s’exprime?
Est-ce là folie plus grande encore que de se demander
Qui donc meut cette main et revête mes pensées?
Et quand viendra ce doux instant, que la réponse ne sera plus
Que le monologue du silence, une question disparue
Heureuse, je m'effacerai. Serai-je à nouveau sur la pointe de ta plume?
Pour côtoyer ta main, le temps d’une virgule.
De quelle lettre suis-je née?
De quelle lettre suis-je née?
Quel est le mot qui m’a créée?
Ô Toi qui l’as tracée, rappelle-moi mon nom.
Quel est donc son parfum?
Et quel en est le son?
Quelle courbe sacrée cache mon coeur aveugle?
De quelle graine moissonnée de Ta main suis-je l’éteule?
Quelle est donc cette lettre qui anime mon âme?
Dis-moi, quelle est ma place?
Dis-moi quelle est ma gamme!
Toi qui nous fit poème, écrivain des abîmes
Ma lettre est une goutte dans l’océan de tes rimes
Et je n’existe que pour dépasser ma fin
Je contemple la plume qui s’éloigne de ma rive,
Et que lettre après lettre, j’entende ton refrain.
Je suis comme l’écume, échouée quand tu me quittes.
Je brille de ta beauté car dans ton vers j’habite.
Alphabet de nos vies. Ambroisie de nos coeurs.
Dis-moi quelle est ma lettre
Et quel est mon ailleurs.
Suis-je un A qu’on appelle ou un F qu’on fredonne
Consonne ou bien voyelle? Peut-être un B qui bourdonne
Un M qui murmure, un R qui retentit?
Suis-je donc l’écho d’une lettre qui me précède
Ou donne-je le la à la lettre qui me suit?
Suis-je un S qui siffle, un L qui de Toi se languit ?
Dans ce livre existence ou Tu rêves nos vies.
De ton souffle, je nais air. Et j’aspire !
Au-delà de ma lettre, de ton vers,
De ta strophe, de ma sphère.
Les syllabes du temps
L’anglais nous demande comment donc sommes-nous vieux,
La vieillesse, après tout, c’est vrai, commence quelque part au milieu
L’italien, quant à lui, veut savoir combien d’années
Comme les perles d’un chapelet que l’on égrène pour compter
Quand le francais, présentement, demande quel âge as-tu
Position stationnaire, au diable le temps révolu!
La réponse est toujours la même, inutile de s’y attarder
Comme les rides sur nos fronts, vulgaire décompte des années
Ce serait d’ailleurs un affront que de vouloir réduire le temps
A quelques chiffres qui de leurs griffes le déchirent en succession d’instants
Ecoutez-le plutôt se prélasser, d’une langue à l’autre, dans nos questions,
Image mobile de l’éternité, le philosophe avait raison
Au rythme de nos syllabes, il bat la mesure de nos mots
Des langues comme des astrolabes, pour contempler son tempo
Leur alidades sont inclinés selon la courbe de nos singulières pensées
A chacune d’elle est destiné un astre auquel il lui faut s’accrocher
Et à celui qui embrasse les 72 langues de Babel
Le bonheur de connaître toute l’étendue du ciel.
Les mots me parlent
Les mots me parlent, ils m’emparolent
M’ensongent souvent, jamais frivoles
Fiévreux parfois, ils m’affabulent
Sur mes cordes comme des funambules
Manient ma voix, leurs manigances
M’enchantent, m’entrainent dans leur transe
Transie d’amour, de les aimer
J’en crève pour qu’ils puissent exister
Je disparais comme la voyelle
Apostrophée à leur semelle
En apocope je tombe et mon corps
Dans leur essaim n’est plus qu’une métaphore
Matière tropique, sans amertume
A mort, en rimes, ils me consument
Comme les points de suspension
Un corps pendu à sa terminaison
A un E près, il est cadavre
Mais dans une langue sans accent grave
Que le mien, au moins, soit exquis
L’oreille en bouche, les tripes en tête et des mots pour toute ma nuit.
Écoute
L’écoute est le moule du conte.
De ses deux consonnes, il l’appelle.
Epouse ma forme, pénètre mes voyelles
Viens te lover au creux de mes oreilles
Écoule-toi à ton aise,
Comme rosée dans la corolle
Je suis moulin pour tes paroles
Je bois ta bouche et je m’affole
Laisse ton O se coucher sur le mien
Pour que mon U et ton N ne fassent plus qu’un
Feuille. Fleur. Fruit
Feuille. Fleur. Fruit.
Des lettres qui traversent les mots sans bruit
Et en transforment les sons
Entendez-vous le passage des saisons?
Feuille. Fleur. Fruit.
Comme un vent d’Est, soleil levant
Et nos mots à contre-courant
Les lettres s’échappent par la fenêtre
du F, qui n’est pas mais peut être.
De pied ferme, avenant, pour la forme à venir
Le F est forgeron abandonnant son oeuvre au Zéphir
Feuille. Fleur. Fruit
L’euille s’y frotte, au vent allant vert
Sonorité brouillée de couleurs éphémères
Une feuille, à sa branche, frétille
A flanc de F, les L s’émoustillent
Ouste! Comme un Ouest dont le E en escale
accoste nos pensées pour y chasser la grisaille
Feuille. Fleur. Fruit.
L’euil s’évente, et la feuille aveuglée en son coeur
F, falaise au pied du vide, L lointain, quand viendra l’eur?
Aux portes de l’Erèbe, sous la robe du printemps
Enfoui, un rêve espère rêveur dans l’autre monde qui l’attend
Pour qu’à l’ombre d’un L égaré, nos regards s’éblouissent
A l’aube d’une nouvelle année, de nouvelles lettres s’épanouissent
Feuille. Fleur. Fruit.
Le L dépouillé de son écho est lisse comme la solitude,
Caresse des vents alyzés qui balayent, d’un revers de lettres, sa finitude
Désir ardent d’être enlacé, le L au F s’accole
Et par l’eur à peine effleuré, que déjà se forme corolle
Cinq pétales, une syllabe, de son R couronnée
Même la modestie courbe l’échine et embrasse sa volupté
Feuille. Fleur. Fruit
La fleur est un élan décisif, sa beauté est chimère pour nous en écarter
Gramophone, du monde, elle en est la musique mais il faut vite nous hâter
Derrière ses couleurs se cache le rythme, dans ses lettres de noblesse, un écoulement
C’est elle qui donne à connaître, malheur à ceux qui laisse filer son présent
Mélancolie d’un courant d’R, spectacle de voyelles affadies
Le L s’envole, la fleur se fâne pour que cesse la flânerie
Feuille. Fleur. Fruit
A bout de mot, le R se raidit, lui qui avait le vent en poupe
Joyeux vertige, maintenant enserré quand vient le T et sa troupe
Un avant-goût de gravité, le fruit entraîné par sa consonne finale
Est destiné à tomber si on ne le cueille pour croquer ses entrailles
Comme l’été, qui toujours prend de l’avance sur le présent
Et ne s’écrit qu’au passé, à l’abri de son auparavant
Tête au pied
Je rêve de mots illétrés
Et de lettres analphabètes
D’un esprit qui s’écrit comme ses pieds
Et d’un A à l’envers avec deux cornes sur la tête
Le R en déserrance
Un mot est une mort sans R
Respire! Un dernier souffle. Expire sans avoir l’air
La mort est un mot qui prend l’ R
Or de mon corps, écris-moi pour me taire
Et si la mort est un mot qui prend corps
Le mot est une mort qui prend conscience
La vie n’est qu’une mort lente qui se mot dit et s’épelle existence !
De mot à moi
Toi le mot, as-tu remarqué?
Tu ressembles un peu à mon moi
Il n’y a qu’une lettre pour nous distinguer
Quelle drôle d’observation est-ce là!
Toi, créature des sphères supérieures
Peut-être sauras-tu me dire
S’il s’agit d’une simple consonnance mineure
Ou bien y a-t-il un secret à découvrir ?
Toi qui a choisi le T comme lettre finale
Quel choix avisé, celui d’un destin à l’horizontal
J’ai péché par ivresse et préféré le I
Un manque de sagesse, mon dieu, qu’est-ce qui m’a pris?
Ne vois-tu pas la cruelle ironie
Que de finir tout juste là où commence l’infini
D’être condamnée à l’égarement
Dans une quête qui jamais ne se rend
Et dis-moi donc que sais-tu de ce M engendreur?
Et du germe qui fit de nous ce que nous sommes
Qui donc a placé ce O dans nos coeurs?
Et par quel hasard suis-je devenue Homme?
Imagine-moi un peu, j’aurais pu être l’aMour,
Que dis-tu ? Prétentieux ! Soit! aMoureux, je prétends
L’aiMé? Oh, non je ne suis pas fait pour
Mais très modestement son plus fidèle aMant
Dis-moi, le mot, que m’est-il arrivée?
Moi qui étais promise à une majestueuse destinée
Pourquoi suis-je ainsi engoncée dans ce moi ?
Il me faut t’avouer que je m’y sens bien à l’étroit
Que veux-tu donc, je suis le mot, depuis toujours créateur d’émotion
Je t’ai fait naître, tu es l’émoi, la plus belle de mes réflexions
Mais à peine es-tu née, tu t’es mise à trembler
Et devant ma puissance, le E t’en est tombé
C’est ainsi qu’il ne te reste que ce moi bancal
Cesse donc de chercher querelle à ta lettre finale
Met toi en quête de ta lettre égarée, pour vers moi la faire revenir
Ce E qui t’as fait perdre la tête de ne pas avoir su le retenir.
Une langue déliée
Dans quelques pays voisins,
Les paroles ont la langue liée
Le mot dans l’âme mais chez nous les latins
la bouche décousue offre une belle échappée
Une langue libérée de nos joues
Quitte son palais, et se faufile à travers dents,
Avant que les lèvres ne se referment et ne fassent la moue
Vite elle discourt et disparait avec le vent
Bouche bée, elle nous laisse muets
Elangués, une langue affranchie
Aux coulées franches, au fil des mots mais sans filet,
Elle s’est tirée, a quitté le navire de nos esprits
De goûter cette liberté nouvelle, elle s’en lècherait les babines
Mais l’expression n’a plus langue d’exister
Pas peu fière des répercussions dont elle est l’origine
Glissement de terrain, de sens propre au sens figuré
A celui qui voudrait raconter comment il a perdu sa langue
Au sens propre, au risque d’être incompris et moqué
Elle le sauve en le contraignant au silence
Et lui épargne la fureur d’une métonymie offensée
Mais devant le puissant paradoxe, la langue s’incline, sans faire débat
Trop sauvage pour être apprivoisé, elle ne peut rien pour celui
Qui n’a pas su tenir sa langue, littéralement, et bien que resté sans voix
Est accusé de ne pas avoir su se taire, pris au piège d’une aporie
Délits d’une langue déliée,
Déliquescence sémantique
Qui fait de nous des fous à lier
En proie à des délires linguistiques
No man's langue
Je suis prise au pied de la lettre
Alors à mon tour, je la prends au mot
Et de plain-pied, j’avance de quelques mètres
Avant de rejoindre la rime, je tombe dans le vide laissé par le stylo
Je navigue entre deux hémistiches
Tout est silence autour de moi
Pour me hisser à la surface je cherche bien un acrostiche
Mais dans ce lieu, des vers, je ne reconnais pas les lois
Je suis perdue dans une utopie
Je crois bien qu’il s’agit d’un entre-langues
Je n’entends rien mais c’est déjà pure poésie
Et je commence à comprendre
Il me semble que dans cet ailleurs
les rimes n’ont pas de sonorités
Somnolants mais pas moins tout chargés de saveur
Ici, ou est-ce? Les mots ont toute la place pour exister
Ici, les langues se répondent
Avec malice et plein d’esprit!
Figures de style à tout rompre
Certes moqueuses mais sans mépris
L’une demande : “quelle heure est-il ?”
L’autre répond: “Pardon, je ne comprends pas la question”
“What time is it, you mean? Quel temps fait-il ?”
“Métonymie ? Met ton blouson!”
Une quantique linguistique, c’est à celle qui sautera le plus haut
“Mon temps à moi appartient au ciel” mais as-tu seulement le niveau ?
“Pardi ! Le mien est bien plus subtil car il s’écoule dans les têtes
Ses gouttes sont des secondes, et aucune matière ne l’embête !”
Mais de toutes langues, le temps est réputé pour ses sursauts d’humeurs
Parfois, il se montre, au poignet, il a l’o’clock sur la main
Mais il peut être aussi hautain à ses heures
Logorrhée d’une horloge qui se prétend logos rien de moins !
C’est vrai aussi que le temps souffre de décalage linguistique
Il va où le porte le vent, et change souvent d’avis
Et toujours finit par s’emmêler dans les ordres hiérarchiques
I’ve changed my mind! Voyez-vous, il change carrément d’esprit
Et pour être tout à fait honnête, les langues aussi parfois charrient!
De ce temps qui joue les girouettes, elles se moquent : “Mais arrête de tourner en rond”
Mais quand il file droit dans leurs lettres, passé, présent, futur, elles rient
Pour lui faire tourner la tête, rétorquent qu’il ne tourne pas rond !